La Santé Mentale au Maroc : Comprendre les Enjeux

Une analyse approfondie des défis structurels, culturels et juridiques qui façonnent la psychiatrie et le bien-être psychologique dans le Royaume.

Psychothérapie au Maroc - Santé Mentale

La santé mentale au Maroc est à la croisée des chemins. Longtemps considérée comme le parent pauvre du système de santé public, elle fait aujourd'hui l'objet d'une attention croissante de la part des instances officielles comme le CESE et le CNDH, bien que la réalité sur le terrain reste marquée par une pénurie critique de ressources.

1. État des Lieux : Les Chiffres Clés

Les données issues des rapports du Ministère de la Santé et du Conseil Économique, Social et Environnemental (CESE) dressent un tableau préoccupant de la prévalence des troubles mentaux au Maroc.

48,9% des Marocains de +15 ans ont déjà souffert d'un trouble mental
26% Taux de prévalence de la dépression
< 1 Psychiatre pour 100 000 habitants (Moyenne nationale)

Selon l'Organisation Mondiale de la Santé (OMS), le ratio recommandé est de 1,7 psychiatre pour 100 000 habitants. Le Maroc est loin de ce chiffre, avec une concentration massive des spécialistes (près de 60%) sur l'axe Casablanca-Rabat, laissant les zones rurales dans un désert médical psychiatrique.

2. Les Défis Structurels et le Manque d'Infrastructures

L'infrastructure psychiatrique marocaine repose encore largement sur des hôpitaux hérités de l'époque coloniale, souvent inadaptés aux normes modernes de soins humanisés.

  • Capacité litière insuffisante : Le pays compte environ 2 400 lits psychiatriques, un chiffre en baisse constante due à la vétusté de certains établissements.
  • Hôpital de Berrechid : Historiquement le plus grand asile du pays, il symbolise souvent la surpopulation et les conditions de prise en charge difficiles, bien que des efforts de rénovation soient en cours.
  • Secteur Privé vs Public : L'accès aux soins est marqué par une grande inégalité. La consultation privée reste coûteuse pour le citoyen moyen, tandis que le secteur public est saturé.

3. Le Poids de la Culture : Stigmatisation et "Hchouma"

Au Maroc, la maladie mentale ne se limite pas à une pathologie médicale ; elle est intrinsèquement liée à des interprétations culturelles et religieuses.

La dualité Science vs Tradition

Face à la souffrance psychique, le premier réflexe de nombreuses familles marocaines n'est pas le médecin, mais le Fqih (guérisseur traditionnel) ou la Roqya (exorcisme légiféré). Les troubles mentaux sont souvent attribués à :

  • La possession par des Djinns (esprits).
  • Le Sihr (sorcellerie) ou le mauvais œil.

Ce recours aux soins traditionnels retarde considérablement le diagnostic médical. Un patient schizophrène peut passer des années à subir des rituels traditionnels, parfois violents (comme l'historique sanctuaire de Buya Omar, fermé en 2015 suite aux rapports dénonçant la maltraitance des patients), avant d'arriver en psychiatrie dans un état chronique.

4. Un Cadre Juridique Obsolète : Le Dahir de 1959

Point Critique : La législation marocaine actuelle sur la santé mentale date du Dahir du 30 avril 1959.

Ce texte, rédigé avant l'avènement des neuroleptiques modernes et de la psychiatrie communautaire, est largement critiqué par les professionnels et le CNDH (Conseil National des Droits de l'Homme).

Pourquoi est-il problématique ?

  • Approche sécuritaire : Il considère le malade mental d'abord comme un danger potentiel pour l'ordre public qu'il faut enfermer, plutôt que comme un patient à soigner.
  • Hospitalisation d'office : Les procédures d'internement sont souvent décidées par les autorités locales (Gouverneurs) sans contre-pouvoir médical suffisant.
  • Absence de droits : Le texte ne garantit pas suffisamment les droits du patient (consentement, information, alternatives à l'hospitalisation).

Le projet de loi 71-13, censé remplacer ce Dahir, fait l'objet de vifs débats depuis plus d'une décennie entre le Ministère de la Santé et les psychiatres, ces derniers estimant qu'il pénalise la pratique médicale sans résoudre le manque de moyens.

5. Problématiques Émergentes : Suicide et Addictions

Le Tabou du Suicide

Le suicide reste un tabou majeur, à la fois socialement et religieusement. Pourtant, les chiffres de l'OMS indiquent une hausse inquiétante. La criminalisation de la tentative de suicide dans le code pénal marocain complique la prévention et la prise en charge des personnes en détresse.

L'Explosion des Addictions

Le Maroc fait face à une mutation des profils toxicologiques. Au cannabis traditionnel s'ajoutent désormais :

  • Les psychotropes (connus sous le nom de "Karkoubi").
  • Les drogues de synthèse.
  • L'addiction aux écrans et aux jeux d'argent chez les jeunes.

Malgré la création de centres d'addictologie (notamment via la Fondation Mohammed V pour la Solidarité), l'offre reste très inférieure à la demande.

6. Vers un Avenir Meilleur ?

La reconnaissance officielle de la santé mentale comme pilier du développement humain est un premier pas. Pour avancer, les experts recommandent :

  1. La réforme urgente du cadre légal (révision du Dahir de 1959).
  2. L'augmentation du budget alloué à la santé mentale (actuellement estimé à moins de 2% du budget de la santé).
  3. L'intégration des soins psychologiques dans la médecine générale (Soins de Santé Primaires) pour désengorger les hôpitaux psychiatriques.
  4. Une campagne nationale de déstigmatisation pour encourager les Marocains à consulter sans honte.

"Il n'y a pas de santé sans santé mentale." — Organisation Mondiale de la Santé